15 décembre 2009

La Halakha oui, mais en quel Etat?

Le ministre de la Justice, Yaacov Nééman a déclaré la semaine dernière dans un congrès sur le droit hébraïque: "La Torah contient une solution complète à toutes les questions auxquelles nous faisons face", "Il faut faire des lois de la Torah le droit contraignant dans l'Etat d'Israël. C'est la bonne façon de nous restituer les lois de la Torah - pas après pas.”
Ce pavé dans la mare, lancé en plus par le plus haut responsable du système juridique, a fait des vagues.

Les rabbins ont applaudi, mais la plupart des réactions dans les médias - reflétant le consensus laïc majoritaire - a été de crier "la démocratie en danger" et d'agiter l'épouvantail d'un Etat de la Halakha, un "Etat talibanique"! C'est le cas de cet article du journal Maariv traduit ici en français.

Un article d'un blog publié sur plusieurs sites juifs francophones défend l'opinion contraire: selon son auteur, Bertrand Ramas-Muhlbach,  il serait souhaitable de fonder le droit israélien sur la Halakha (la loi rabbinique dérivée du Talmud). Cet article mérite d'être lu car il reflète l'opinion de nombreux israéliens religieux et sionistes modérés qui pensent qu'il suffirait d'ajouter un peu plus de religion, de lois inspirées du droit hébraïque, pour obtenir un parfait "Etat juif".
J'ai répondu à cet article et je reprends ici ma réponse:

Non, prendre la Halakha comme source du droit israélien n'est pas nécessairement une idée saugrenue, de prime abord, mais ce serait une révolution dont l'auteur de cet article ne semble pas mesurer toute l'ampleur.
Il écrit: "La Thora et la Halakha ne s’opposent donc en rien à la démocratie ".
Elles ne s'opposent pas toujours dans le détail de leur contenu, tel que la liberté d'expression (mahloket) ou l'éthique, c'est vrai.
Mais Thora et démocratie sont totalement incompatibles dans leur principes fondateurs: "démocratie" signifie "pouvoir du peuple", que toute souveraineté relève du peuple, que sa volonté est fondement du droit.
"Souveraineté du peuple" veut dire que le peuple ne reconnaît aucun autre souverain au-dessus de lui-même, aucune loi transcendante. La démocratie est autonomie et rejette toute hétéronomie.
La Torah, la Halakha, sont fondées sur le principe inverse: Dieu est l'unique souverain et source du droit. Il s'est donné un peuple en le faisant sortir d'Egypte. Il a choisi des hommes sans aucun pouvoir propre, des esclaves, pour que de serviteurs de Pharaon ils puissent devenir directement et immédiatement Ses serviteurs à Lui et à nul autre.

Les conséquences de ces deux approches sont elles-aussi totalement opposées:
- dans l'Etat démocratique, non juif dans ses fondements comme l'est Israël aussi, le droit est le moyen d'assurer l'existence de l'Etat et de la cohésion sociale. En cas de danger pour l'Etat, toute loi ou constitution peut être abolie et remplacée par une autre: l'indépendance du peuple sur sa terre prime tout, c'est "la Raison d'Etat".
- dans un Etat juif, un Etat halakhique, c'est le contraire: la terre est donnée afin que le peuple y fasse régner D. Si la Loi transcendante est rejetée, l'Etat n'a plus de raison d'être.

Jadis, les couronnes de la Torah n'étaient pas qu'un symbole

Comme le prévient le Shema, le peuple sera dispersé s'il rompt l'Alliance.

Il y a beaucoup d'autres conséquences incompatibles avec la démocratie parlementaire. Entre autres: pouvoir législatif qui n'est en fait que juridique (d'interprétation de la Loi) et réservé à des spécialistes, les rabbins; juges qui seront pour la plupart des rabbins; différentes catégories de citoyens inégales devant la loi: femmes, étrangers...; les personnes juridiques morales - sociétés anonymes, associations, Etats, corps d'Etat et administrations - n'existent pas dans la Halakha, mais seules les personnes humaines associées (shoutafim); la propriété ne peut être que privée, la personne "Etat" ne peut être une entité reconnue et donc ne peut être propriétaire de terres; les hiérarchies administatives n'existent pas non plus, il n'y a que des délégués (shlihim) qui reçoivent mandat des seuls citoyens mâles et majeurs pour une mission donnée. Ces délégués doivent impérativement être des juifs (benei brith, membres de l'Alliance). Mais ces domaines civils de la loi rabbinique sont ignorés des yeshivot et des rabbins, ce qui fait qu'ils ne sauraient pas comment faire fonctionner un Etat vraiment juif. Il leur faudrait étudier le droit constitutionnel, les sciences politiques et la théorie juridique de l'Etat pour comprendre la position halakhique sur ces questions. Commençons donc par faire le travail théorique! Lorsque l'auteur conclue "rien n’interdit d’admettre progressivement la Thora et la Halakha dans le système social israélien" il démontre qu'il n'a pas même commencé à s'y atteler. L'application de la loi juive métamorphoserait toutes les structures sociales du pays.

La Halakha peut évoluer dans son contenu - égalité des femmes (dans la différence), droits des non-juifs, musulmans et chrétiens, (intégrés dans l'Etat juif ou associés en fédération?) etc. - mais elle ne changera pas dans ses principes. L'introduire progressivement dans le droit étatique israélien, comme le proposent le ministre Nééman et à sa suite l'auteur de cet article, serait trahir la Halakha dans ses fondements et la dénaturer.

Dans un Etat-Nation ne peut exister qu'un seul peuple souverain. L'Etat d'Israël actuel n'est juif que de façon symbolique, il est démocratique dans ses fondements et tout citoyen, quelque soit son appartenance religieuse et "ethnique" est l'égal des autres devant la loi. La Halakha a déjà un pouvoir juridictionnel dans le domaine du statut personnel, mais elle ne détient ce pouvoir que de la bonne volonté du législateur laïque, la Knesset. Il en est de même pour la Shaariya qui règle le statut personnel des musulmans d'Israël et pour les tribunaux confessionnels chrétiens. Toutefois, la définition d'Israël "Etat juif" fait déjà problème et interdit aux citoyens non-juifs de se sentir des citoyens à part entière pleinement chez eux.

Nééman parle de faire de la Torah la Loi dans l'Etat d'Israël. L'Etat, pour lui, n'est donc pas remis en cause dans sa nature d'Etat-Nation et reste le cadre global au-dessus de la loi elle-même. Cela reviendrait à mettre une législation juive, la Halakha, au service du nationalisme juif et de son Etat-Nation souverain, ce qui en ferait une législation raciste, soumettant les non-juifs au pouvoir des juifs. Il n'y aurait pas de plus grande profanation de la Torah et tout serait alors perdu.
Les grandes religions monothéistes issues du judaïsme - le christianisme et l'islam - ne peuvent être traitées dans le cadre des catégories de la Halakha qui s'adressaient aux païens: étrangers résidents, noachides, idolâtres. Inversement, les deux religions-filles doivent elles aussi reconnaître leur dette envers la religion-mère d'Israël et renoncer à leur désir de la soumettre ou de la faire disparaître par conversion ou par les armes.
Car finalement, c'est là qu'est tout l'enjeu: apprendre à faire place à l'autre, à l'étranger.

Reconnaître le Souverain du Monde comme souverain supranational unique et exclusif - comme le fait fondamentalement la Halakha - permettrait au contraire aux différentes nations monothéistes d'Israël d'être reconnues dans leur identité nationale et de vivre sur un pied d'égalité: soumis et alliés au même Souverain, mais indépendants les uns des autres, Juifs, Musulmans et Chrétiens pourraient former alors l'alliance des tribus fédérées d'un nouvel Israël. J'ai décrit dans un post précédent Israël Etat juif? à quoi pourrait ressembler cette fédération.
La Halakha au sens strict ne concernerait que l'Etat juif dans la fédération israélo-palestinienne; dans ce cadre fondamentalement égalitaire, la Halakha pourra reprendre sa marche antique et redevenir ce qu'elle a été au cours des siècles: le système de droit le plus avancé de son époque.

Il ne faut pas se voiler la face: si on ne trahit pas la Halakha dans ses principes, fonder le droit d'un Etat juif sur elle sera une révolution totale qui ne laissera rien subsister de l'Etat d'Israël actuel.
J'appelle cette révolution de mes voeux.

Petite bibliographie, pour y comprendre quelque chose





Benamozegh, à lire absolument!







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