Bonne année 5770, שנה טובה, Kul ‘am u’intum bkheir ! Que cette année nouvelle vous apporte pour vous et les vôtres bonheur, santé et tout ce que vous souhaitez.
Je vous le souhaite à tous, depuis Jérusalem, urbi et orbi, et ce quelque soit votre calendrier et temporalité respectifs.
Je le fais de tout coeur et tout fraternellement puisque nous fêterons vendredi soir l'anniversaire de la création du monde et d'Adam, notre ancêtre à tous.
(J'ai fais un résumé succint de ce post sur la radio israélienne en français: Cliquer ici)
C'est là le paradoxe dont je voudrais vous entretenir à cette occasion: Le calendrier et le nouvel an juifs ont en fait une portée universelle, alors que l'année dite "civile" - qui règne aujourd'hui quasiment sur le monde entier - renvoie à un signifiant religieux et juif.
En effet, jusqu'en 1970 les calendriers grégoriens portaient à la date du 1er janvier la mention "Circoncision, fête de la circoncision et du Saint-Prépuce de Notre Seigneur".
Vérifiez: 25 décembre (naissance de Jésus) + huit jours (âge de la circoncision juive) = 1er janvier.
Avec nos calendriers actuels, nous voilà face à une double césure, puisque cette mention a été elle-même retranchée. Je ne sais pourquoi l'Église a décidé de couper son temps de l'"ancienne alliance"... Quoiqu'il en soit, le temps "universel" qui domine la réalité politique et sociale mondiale, l'ère chrétienne, commence par la scission de la chair d'un bébé juif. Étrange, non? Et Jésus naît ainsi une semaine avant l'ère chrétienne!
Le premier jour du calendrier hébraïque lui, célèbre la création du monde ou - selon les opinions, à six jours près - la création d'Adam. Il inaugure le temps de l'humanité. Seul le temps hébraïque se fonde antérieurement à sa propre origine, sur celle de l'homme compris comme ancêtre de toutes les nations et civilisations. Seul, le calendrier hébraïque est déjà celui de l'humanité, il n'est pas juif. Seul, il porte en lui l'espoir d'une humanité future, une dans sa diversité, vivant en paix une temporalité commune.
Le temps, ZeMaN, de l'humanité est porteur d'une invite, haZMaNah, à la fin, à son unité.
La plupart des calendriers des autres civilisations se réfèrent à un évènement fondateur de leur propre histoire. Le temps chrétien renvoie au Christ, le temps musulman à Mahomet, le calendrier chinois commence avec l'Empereur Jaune, fondateur de la première dynastie chinoise. Le nouvel an des indiens ou vietnamiens ou des japonais est pour eux-mêmes. Ces derniers ne sont pas monothéistes, ils ne prétendent pas étendre leur temps à toute l'humanité, certes, mais chacun est enfermé, autiste, au centre de propre sa bulle temporelle.
Selon les théologiens chrétiens, la circoncision du divin enfant rend caduque la circoncision charnelle de l'ancienne Alliance et inaugure la circoncision spirituelle du coeur (Rom. II, 28), en référence à la nouvelle Alliance annoncée par Jérémie (31, 31-34).
Pour ce que j'en comprend, nous sommes supposés vivre depuis 2009 "bonnes années", dans un monde messianique et rédimé, un monde de chrétiens qui font naturellement le bien, puisque la Loi est désormais gravée sur les tables de leur coeur. Il suffit d'ouvrir un journal ou un ordinateur et d'y lire les nouvelles pour s'en rendre compte! Mais pourquoi les appeler "nouvelles" alors qu'elles répètent depuis deux mille ans leur sanglante litanie? Si c'est cela un monde sauvé, comment y aurait-il encore un espoir?
Chrétiens expliquez-nous! Ne juge t-on pas un arbre à ses fruits, que signifie une venue du Messie non suivie d'effet? Au contraire, l'histoire n'a vu aucune civilisation aussi violente que la chrétienne! Sans doute sommes-nous nous autres juifs trop matérialistes; au diable saluts métaphysiques, théologies du péché, ils ne sont pas pour nous: nous voulons voir des effets concrets, réels, nous persistons obstinément à croire que la venue du Messie doit inaugurer un monde meilleur, un temps nouveau...
C'est pourquoi - même si je le ferai - la nuit du 31 décembre je n'aurai pas autant envie de vous souhaiter une "bonne année" qu'en ce moment.
L'autre candidat à l'universalisme est le temps de l'islam. Mais le calendrier musulman, c'est pour les musulmans! Il suppose de reconnaître Mahomet comme l'ultime prophète, et son départ de La Mecque pour Médine, l'Hégire, comme origine du temps. Le calendrier musulman ne pourrait devenir celui de l'humanité qu'en la convertissant entièrement. Son universalité est nécessairement impérialiste, comme l'est la chrétienne.
La mondialisation, les crises globales climatiques, écologiques et économiques, relayées par les satellites et internet, ont fait prendre conscience à tous les peuples qu'ils vivent sur une même planète; au-delà des frontières et des murs, nous sommes de plus en plus spatialement unis; temporellement toutefois, nous restons profondément déphasés.
Mais le temps universel auquel l'humanité moderne tend à adhérer n'est-il pas le temps scientifique, le temps de la physique, du big-bang et de l'évolution des espèces? Le temps du calendrier - de n'importe quel calendrier - ne fonde plus une conception du monde, il est devenu obsolète.
Je dois donc dire quelques mots de la nature du temps si nous voulons comprendre ce que veut dire le Nouvel An, Rosh Hashana.
Le temps de la science qui règne désormais sur nos esprits , c'est le temps de la physique, qui n'est autre que le temps mathématique abstrait: une dimension qui peut être représentée par une droite infinie, s'ajoutant aux trois dimensions spatiales. Cet espace-temps et tout ce qu'il contient existerait par lui-même, hors et indépendemment de toute conscience humaine.
Mais que signifie la phrase : "cette ammonite est vieille de cent-vingt millions d'années"? Qu'elle a fêté cent-vingt millions d'anniversaires avec ses amies ammonites?
Lorsque le scientifique décrit le tableau de dinosaures s'ébattant dans le paysage marécageux du Jurassique, il le fait d'un point de vue donné. Il n'y a pas de paysage sans un observateur.
Or l'homme, même défini zoologiquement comme espèce Homo, n'existait pas alors pour contempler nos dinosaures, tous sont d'accord là-dessus. Alors qui est l'observateur?
Eh bien, c'est le scientifique d'aujourd'hui en personne, qui se projette deux cent millions d'années en arrière dans un passé imaginaire.
Dans l'idéal de l'objectivité absolue, l'observateur de la science est éliminé de la description paléontologique. Mais en même temps la neurophysiologie, la physiologie des sens, nous enseignent que couleurs, formes, définition et identification des objets eux-mêmes sont construits par notre conscience. Cela est vrai du temps aussi: il n'y a pas de temps sans mémoire. Le temps est une des dimensions de l'esprit qui permet aux animaux les plus évolués et à l'homme de planifier leur action future en fonction des acquis du passé, il n'existe pas dans le monde physique. L'évolution créatrice (ou la création évolutive) a élu cette capacité, qui est beaucoup plus efficace qu'une activité réflexe.
L'univers n'a pas une "histoire". Le "grand Livre de la Nature", c'est nous qui venons de l'écrire... Il est écrit en langage mathématique, nous dit Galilée; Einstein, qui l'a si bien déchiffré, pense que "ce qu'il y a de plus incompréhensible à propos du monde est qu'il soit compréhensible"; ils ont tort de s'étonner: notre esprit analyse à l'aide de l'outil mathématique, qu'il a élaboré, le monde de la perception qu'il a lui-même construit... Leur providentielle adaptation se comprend très bien lorsqu'on a compris que le réel est en fait une interface entre l'esprit et un monde-en-soi inconnaissable.
Le scientifique qui décrit les premiers instants après le big-bang s'enfle lui-même en un observateur éternel situé hors système, hors du temps et de l'espace.
En réalité, les premières galaxies "situées à dix milliards d'années-lumière" que l'astronome observe, il les voit telles qu'elle sont en ce moment. Il n'y a d'autre simultanéité pour les êtres physiques que nous sommes que celle du lien lumineux qui les relient et les rend présents les uns aux autres. Imaginer qu'en ce moment les pâles galaxies en question sont vieilles de dix milliards d'années de plus revient à se dématérialiser et se projeter hors de l'espace-temps, dans une simultanéité irréelle. Si l'on suivait jusqu'au bout la conception physique du temps, nous ne pourrions jamais être présents l'un à l'autre: la fraction de seconde nécessaire à la lumière pour nous communiquer l'image de notre interlocuteur nous séparerait à jamais de lui...
L'erreur de conception vient à mon avis de ce que nous prenons trop à la lettre la notion de vitesse de la lumière. Dans quoi et par rapport à quoi la lumière se déplacerait-elle? Toute vitesse est relative à un référentiel. La vitesse de la lumière est absolue et a donc un tout autre sens.
Le temps éternel de la science se révèle être en fait le temps d'un observateur divin: le scientifique ignorant de sa propre auto-divinisation.
C'est étrange, nous vivons en occident à la fois dans le temps social du Dieu fait homme, et dans celui, physique, de l'homme fait Dieu.
Le temps de l'homme, le temps humain réel, est le temps personnel vécu, le temps de la mémoire et le temps de la transmission de génération en génération. C'est le temps de ma vie et le temps de l'histoire. Le nouvel an juif, Rosh Hashana, nous fait réintégrer le temps de l'homme.
Mais pourquoi 5770? Il se trouve que tous les chercheurs sont d'accord pour situer l'invention de l'écriture aux environs de la première moitié du sixième millénaire en Babylonie. Or c'est l'écriture qui produit par l'accumulation irréversible des textes le temps historique. L'histoire a commencé à Sumer avec l'écriture des premières chroniques royales des premières dynasties, et le récit de la fondation des premières villes. Le Livre de la Genèse en a le souvenir, qui mentionne la construction d'Uruk, d'Ur, et les annales babyloniennes. Ainsi la durée du temps historique coïncide précisément avec la datation biblique, et la Bible en est le seul vecteur mémoriel.
Mais peut-on dire que c'est là le cadre de la création du monde et de l'homme? Il nous faut comprendre ce que la Bible hébraïque appelle "homme" et appelle "monde":
L'homme est celui à qui il été dit de dominer la Création et de se dominer lui-même. Ce n'est pas le chasseur-cueilleur paléolithique ou l'idolâtre soumis et adorant la Nature et son temps cyclique.
Le monde, c'est celui dont le Créateur divin s'est retiré, un monde matériel dont la Bible dit qu'il était vide tant que la pluie n'était pas tombée et que l'homme n'avait pas fécondé la terre de son travail. C'est le monde que l'homme - image du Créateur - crée de ses propres mains.
Le monde c'est d'abord mon monde. Celui dont la prière du matin rappelle qu'il est "toujours recréé chaque jour avec bonté", à mon réveil. Le sommeil est une petite mort. Le monde réel a disparu dans les nimbes du rêve. Puis la lumière surgit à l'aube de mes yeux qui s'ouvrent, les brouillards du chaos nocturne se dissipent, le sol s'affermi, je me lève.
Au réveil l'homme renaît, il est comme le nouveau-né, sans péché. Les mains purifiées, il trouve un monde neuf où tout est possible. C'est le monde réel, celui que la conscience qui m'est rendue engendre.
L'automne arrive, les dernières récoltes sont entrées dans les greniers, les comptes sont faits. Le temps est comme en suspens, nous attendons la pluie nouvelle. Va-t-elle tomber et relancer le cycle de la création, ou est-ce la fin? Chaque année est une vie en soi.
Le Zohar dit qu'au moment de mourir, l'homme voit le film de toute sa vie défiler. Le dernier instant - étrange instant non suivi d'un autre - est éternité puisqu'il n'est d'autre temps réel que celui vécu. Notre temps est limité, mais il est aussi infini.
Alors, il est des images pénibles que nous ne voulons pas voir. Ce peut être l'enfer, puisqu'il est trop tard pour réparer. Et il y a d'autres images réjouissantes, paradisiaques, qui compensent. Un jugement se fait, on ne se raconte plus d'histoire! Et une confession se fait; heureusement il y a les souffrances, leur délivrance et le pardon.
Mais avant cela il y a le cycle des fins d'années et de leur renaissances, autant de Jours du Jugement et Grands Pardons qui nous sont donnés. Autant en profiter, ne pas accumuler jusqu'à fin de vie, et s'inscrire maintenant dans le grand Livre de la Vie!
Bonne année!